jeudi 21 février 2013

Ciel blanc



 Olivier Ancey nous parle d'un adieu au monde, une traduction de Bernadette Micheli. 



 C’est un ciel blanc, une toile immaculée où la lumière peint les souvenirs vaporeux de l’enfance. Un écran blême où la vie défile tremblante comme un vieux super-huit. Je m’y vois courir, jouer et rire. Avec toi Pierre-Jean. Comment savoir combien la vie est perfide quand on a dix ans et toute son innocence? Comment savoir que ce foutu cancer allait te ronger six ans plus tard et t’éteindre en un souffle ? Le cœur rit et les yeux pleurent. Je pense aux courses folles de nos parties de foot, à nos éclats de rires qui retentissent en moi pendant que tressautent sur l’écran les images d’un bonheur révolu.

Sur la feuille blanche se mêlent des odeurs de gomme, de colle et d’encre. Je n’entends plus le maître depuis longtemps. Sa voix résonne mais ses mots sont ceux d’une langue qui m’est étrangère. J’essaie en vain de regarder à travers la vitre. Je veux profiter de la douceur de l’air que le printemps embaume, de l’horizon serein et sans limite, du fracas de ces torrents d’écume qui se brisent sur la jetée. Alors je ferme les yeux et la lumière se fait plus douce.

Des montagnes blanches, des flocons glacés qui caressent mon visage. La neige fraîche et légère feutre le bruit de mes pas. Le vide m’attire et mon esprit fond sur le manteau virginal. Autour de moi le monde s’embrume englouti par l’abîme du temps. Des jeux de cour d’école aux premiers baisers échangés en cachette, les années passent insouciantes et me voilà un homme.

Deux rails de poudre blanche comme une invitation au voyage. Ce soir nous fêtons un enterrement, le mien, celui d’une vie de garçon avant les noces. Mes amis ont insisté, je leur ai fait plaisir, et je suis là devant ces lignes infernales qui m’attendent entre bouteilles vides et mégots froids. Je n’ai jamais voulu tenter, mais si ce n’est pas ce soir quand vais-je le faire ? Le venin enflamme mes narines, des éclairs me transpercent comme autant de coups de poignard.

Une robe blanche scintille suspendue au-dessus du berceau. Tu t’offres à moi dans la chaleur d’une étreinte et tu me souris. Je tremble de passion et me perds dans ton regard. Je sens la vie bouillonner dans mes veines. Je t’aime tellement. La musique et les rires m’arrachent de tes bras et le rêve s’évanouit. Je veux m’allonger près de toi, poser ma tête sur ton ventre où l’avenir qui grandit donne ses premiers coups. Mes amis dansent comme des fous sur la piste. Je me lève, sors et monte en voiture.

Suivre la ligne blanche agrippé au volant et me laisser guider. Les vitres sont ouvertes, l’air frais s’engouffre et fouette mon visage. Battements de cœur, de moteur et musique s’emmêlent ; dans ma tête résonne chaque bruit. Les aiguilles du compteur dansent. La route défile dans la lumière blanche des phares. La nuit se fait linceul. 

Ce sont les rayons blancs d’un soleil radieux, une douce clarté, un baume céleste qui apaise peur et souffrance. Dans la violence qui m’enfante, dans cette renaissance brutale, il me semble entendre des bruits de voix et de pas. J’ouvre des yeux encore troubles sur une blouse blanche. Elle me parle mais je ne la comprends pas. Je voudrais tourner la tête, l’apercevoir, mais je ne peux pas. Je voudrais lui parler mais j’en suis incapable, la retenir, mais je ne sens plus mes membres. Je ne sens même plus les larmes couler sur mes joues.


C’est un ciel blanc au crépi fissuré, un pâle miroir que la mémoire habille d’images diaphanes. Une prison de plâtre où le temps infirme ne s’écoule plus. Mon regard s’y perd et les heures s’y figent. Libérez-moi de cette peau morte. Donnez-moi la paix, le silence et la nuit. Que cessent ces cris, ces pleurs et ces voix que je ne veux plus entendre. Mettez fin à ce tourment car si le corps ne sent plus rien l’âme est meurtrie et le cœur exsangue. Maintenant débranchez-moi.

Olivier Ancey

(Traduction : Bernadette Micheli)

Illustration : Sans titre, Alex Vetri.