mardi 26 février 2013

La vie est un anti-roman




Cécile Trojani nous guide parmi les délices d'un espace pour fous avec cette seconde contribution à la praxis commune. Histoire de Samia. 




 Suis droguée depuis toujours. Ne me demandez pas comment je le sais. C’est comme ça.
Peu importe l’objet, son usage me le rend toxique. Suis droguée.
Ça n’a rien d’un hasard si je suis là, coincée entre ces murs. Suis droguée de toute éternité. Fabriquée comme ça. Ça explique bien des choses – l’écriture entre autres, puis l’amour. Bien des malheurs et bien des vices.
Suis venue ici en cure de sevrage, même si je l’ignore encore, pour me mettre à l’abri, pour déposer ma dépendance comme une pierre trop lourde à laquelle suis pendue par le cou.
Oh… suis pas seule ! Tous des toxicomanes dans les rangs de St Blaise. Pas un qui échappe à la règle.
Alors quand tu finis cobaye, faut pas faire l’étonné. Quand on t’injecte des tas de trucs par la bouche, par les veines et par toutes sortes d’orifices, faut pas prendre ton air guindé. C’est juste que la boucle est bouclée…La clinique t’a rendu à ta vraie nature. Et puis l’air guindé, on l’a tous égaré au passage, liquidé dans les couloirs… sous les foutus néons de leurs radeaux amers.
Ah, on peut dire que j’ai fraternisé avec toute la mélasse du pavillon Nord. Je les ai traînées mes basques au rayon des boiteux. J’en ai tiré une gueule de pauvre hère sur des hectares de lino. J’ai même frôlé l’aile Sud.

Et oui, dans les couloirs ça fraye un peu, manière de délayer notre misère à tous. Des paquets se font, se défont. Les ombres se dévoilent au fil de l’aventure.
Parmi ces ombres il y a Samia, Princesse au Pays des Cafards. Samia a bien failli mourir sous nos yeux et dans la chambre contiguë à la mienne. Un beau matin, Sandrine l’a retrouvée qui pissait le sang par les poignets et déjà bien partie. Branle-bas de combat dans le service. Tout le monde est en panique. Les rumeurs s’affolent comme des papillons dès que les brancardiers ont évacué le corps. Sa chambre est un capharnaüm, comme si on l’avait mise à sac. Il paraît que l’odeur est intenable. Samia n’en sortait plus depuis des jours et l’insistance des aides-soignantes n’y faisait rien. C’est avec une pince à épiler qu’elle se serait mise dans cet état. Elle la gardait sur elle malgré les fouilles quotidiennes.
Les accessoires de la beauté et leur détournement... ça me laisse songeuse cet acharnement dans l’autodestruction. Faut voir où la sagacité se loge ! Tout est bon dans le grand hall des désespérés, tout est requis pour se foutre en l’air, même la panoplie de Barbie.

Samia revient quelques jours après, tellement shootée qu’on la reconnait à peine. Elle n’était pas bien vive avant, mais là… un vrai zombie… Elle garde la chambre plus d’une semaine, le temps de pouvoir se hisser en station verticale, puis elle partage son premier repas avec nous depuis « la grosse bêtise » - c’est comme ça qu’on désigne sa TS à la clinique. Elle s’affale en face de moi et plante ses yeux dans les miens toute la durée des libations, ses yeux de miel insupportable. Je sais pas ce qu’elle me veut mais ça devient très vite flippant. Je ne sais même pas si elle me voit du fond de cette mort qui ne l’a pas prise. Par contre elle me regarde. Elle me regarde loin et si profond qu’elle me pénètre et je me sens tellement coincée dans son regard de lave noyée par les médocs que je suis à deux doigts de tourner de l’œil. Dans le sien loge une détresse qui n’a plus de nom. J’y vois toute ma vie défiler et toutes les maladies, tous les chagrins et les révoltes, l’hébétude, la rancœur. Je veux bien mourir à mon tour, mourir dans ce regard posé sur moi et qui m’absorbe tout entière, famélique comme celui des enfants. Le regard de Samia, je vous défie de le soutenir en vrai, dans ce putain de réfectoire sous les néons. D’ailleurs je prends la fuite. Impossible de manger au-dessous du volcan.

Samia va mieux pourtant au fil des semaines et j’apprends son histoire. Pas par elle, parce qu’elle ne parle plus. C’est la mort de son mari qui a tout déclenché. Ça fait trois ans qu’elle tente de le suivre et chaque fois, quelqu’un la repêche. Ses filles - elle en a trois -, les docteurs, la clinique, les cures de sommeil, les cachets. Mais elle, elle ne veut plus. Elle n’y arrive pas. Trois ans qu’elle est muette, qu’elle ne dit plus un mot, même à ses filles qui viennent la voir et qui sont là, si belles qu’on ne comprend pas comment Samia peut être leur maman. Défigurée. Alors ça devait être elles, les cris et les coups étouffés derrière la cloison… Venues lui extorquer un peu d’amour… mais son amour tari avec le verbe… son amour envolé avec l’époux. Plus d’amour en réserve et la présence des filles intolérable. Alors Samia s’est mise à cogner et les orphelines quittent la chambre dans des scénarios catastrophe et jurant de ne plus revenir, de la laisser tomber, puis revenant, puis à nouveau abandonnées. Samia n’a plus de larmes mais elle ne veut plus que pleurer, pleurer sur son deuil impossible, emmurée dans sa case comme une icône mal fichue.

Samia essaie juste de mourir d’amour et on voudrait l’en empêcher. J’entends les rumeurs gonfler les couloirs – Abandonner ses propres filles ! Ici aussi on a besoin de sécurité.
C’est vrai qu’elles sont jeunes, mais suis occupée à autre chose qu’à les plaindre. Samia commence sérieusement à me fasciner. Il faut dire qu’elle m’a choisie. Je suis la cible permanente de son regard et c’est mon plus grand fantasme qu’elle s’emploie à réaliser. Dans les faits, c’est pas très beau à voir. Pas éthéré comme dans les romans. Ça pue la sueur et la charogne. Samia a déserté la douche et les odeurs corporelles envahissent le seuil. On tente de la bouger. Fred y va même un peu fort avec Sandrine. Un matin, ils s’y mettent à deux pour la porter dans le bac, savonnée comme un bébé. Apparemment elle se laisse faire. En tous cas, moi je n’entends rien de l’autre côté de la cloison.
Samia me devient familière à sa façon, et je finis par déchiffrer sa version de mon fantasme, ses écritures runiques finissent par me parler.
Moi, j’ai presque réussi une fois. C’était si violent que j’en garde encore le goût sur la langue, comme la brûlure d’une arme à feu. Un shoot inoubliable.
Alors forcément, ici c’est moins noble. C’est comme avoir vécu les Hauts de Hurle-Vent pour atterrir dans un ciné miteux qui passe en boucle un documentaire sur la mort des rats à Venise.
Pourtant je me mets à l’admirer. J’observe Samia à la moindre occasion. Je la regarde quand elle n’a pas ses phares braqués sur moi. Sinon c’est trop, je n’y vois rien. Je la regarde agoniser péniblement de l’horreur d’aimer. Je me dis que je suis dans sa case. Et puis je la trouve assez immense, sa case, pour y loger l’humanité.
En attendant, on ne peut plus l’atteindre, Samia sale et tremblante, dégoulinante des restes du repas parce qu’elle s’est remise à manger et mâche la bouche ouverte, des saletés plein son pull. Je me plante dans ses yeux - j’y arrive maintenant ! - avec la certitude qu’on est d’affreux rampants aux pieds d’une Princesse dont personne n’écrira l’histoire.

Samia sortira avant moi. On ne meurt pas d’amour. La vie est un anti-roman. 

Cécile Trojani

Illustration: Jérôme Bosch, Le jardin des délices (détail).