jeudi 14 mars 2013

Mes yeux pleurent







Un état des lieux quand s'ouvrent les nouveaux Possibles du monde contemporain, exposé ici par Pierre Savalli, notre invité pour cette contribution du jeudi. Une traduction en langue corse suivra et elle sera due à Jean-Yves Acquaviva. 


La vie est un risque qu'il ne faudrait jamais prendre. Pourtant, tout allait bien. K. vivait sa vie comme beaucoup aimeraient la vivre, dans le confort d'un quotidien bien rempli par les contingences domestiques et égayé par quelques loisirs communs. Les relations avec sa femme étaient bonnes, même au bout de quinze ans de mariage et ses deux fils grandissaient dans un environnement sain et épanouissant. La vision de la famille idéale en quelque sorte. Il se faisait un peu chier dans son boulot, mais probablement ni plus ni moins que des millions d'employés astreints à vendre leur temps pour un salaire de merde.

Tout allait donc bien.

Mais qui s'intéresse aux trains qui arrivent à l'heure ? Seules les morsures et les griffures laissent des traces au corps et à l'âme, les caresses glissent et se perdent. Ce matin-là, assis derrière son bureau, à l'aube de cette journée qui se déroulerait comme celle de la veille et celle du lendemain, il sentit les larmes monter, il sentit sa gorge se nouer, étranglée par des mains invisibles. Cela devait bien faire trente ans qu'il n'avait pas pleuré. Il se souvint de cette sensation, violente, à la mort de son oncle, qui l'avait fait s’effondrer comme une merde, étouffé par ses sanglots ; il était tombé à genoux, la morve au nez, le souffle coupé, il avait même vomi sa bile ; il se souvint de ses larmes. 

Il avait l'impression qu'on lui enfonçait des doigts dans les yeux, mais ses orbites douloureuses ne lâchaient rien. Pas une larme ne sortait de son corps. La panique le gagna, il eut peur que quelqu'un n’entre dans son bureau et ne le découvre dans cet état, car il était certain que sa douleur se voyait, et qu’il ne pourrait la cacher, faire semblant une fois de plus, comme si tout allait bien, comme si tout était normal. Normal. Il se leva et tenta de voir son reflet dans la fenêtre. Il n'y vit rien, pas plus son visage que la ville au loin. K. se demanda s'il n'était pas déjà mort, s'il n'était pas le rêve d'un mort. Seuls les fantômes et les vampires sont dépourvus de reflet, créatures du trépas ; il comprit qui il était, un né-mort, une carcasse équarrie par la vie, étrillée par le confort et la sécurité.

Comme il est difficile de ne pouvoir s'en prendre à personne, pas même à soi. Sa vie, il l'avait construite, il l'avait choisie, il y avait cru. Aucun grand malheur n'était venu le frapper, aucune grande exaltation non plus. L'aberration du tiède, l'abomination de la mesure, l'abjection du compromis. Cet équilibre tant convoité, lui, il l'avait trouvé et atteint, et ça le rendait désormais malade. Un bonheur standard à ranger au rayon des métastases.
Ouvrir la fenêtre et sauter.

Il ne sauta pas. Personne n'entra dans son bureau ce matin-là, il resta debout face à la fenêtre, attendant d'être soulagé par la venue des larmes. Elles ne vinrent pas non plus. Une fois de plus, il ne se passait rien, rien de mal, rien de bien, rien.

Piège magnifique, sans issue, optimisé pour conserver ses victimes intactes. La vie. Il se demande pourquoi certains y échappent, il se dit que des autels devraient être élevés au nom de tous les nés-morts, ces héros, les seuls et véritables héros de ce monde.

Il aimerait tant pleurer, ouvrir les vannes de la détresse et pleurer des larmes d'acide, pleurer comme on chie une dysenterie, par rasades, jusqu'à se vider de toute sa normalité, déshydraté comme un haricot sec. K. le haricot sec. Mais rien ne sort. Même les larmes se refusent à lui.

K. finit par décrocher son regard du vide, les digues n'ont pas cédé et le fleuve va continuer lentement sa course, blotti dans son lit, calme et sage. Il s'essuie les yeux, par réflexe, parce qu'ils lui font mal, parce qu'il aurait tant aimé sentir une goutte de désespoir sur sa joue. Dans quelques minutes K. va relativiser, se ressaisir comme on dit et voir le bon côté des choses. Il va reprendre sa vie, celle qu'il n'a en fait jamais quittée, sa vie d'homme heureux. Il va retrouver sa vie d'homme mort. Rentrer dans le tiroir de morgue qui lui sert d'appartement, retrouver sa monogamie et ses deux excroissances, et tout ce qui va avec. Sur le chemin, il se demande où sont passées ses larmes, s'il est possible de les perdre, perdre ses larmes comme on perdrait ses clefs, comme un con. Tout le monde est capable de pleurer, même les fous, même les autres. Il lui fallait certainement un déclencheur, comme pour la mort de son oncle.

La vie de K. se déroula donc ainsi, comme elle s’était toujours déroulée, à la seule différence que cette crise de non-larme se reproduisit quelques mois plus tard, et se reproduisit encore, et encore. Les mois passèrent et les crises se rapprochèrent jusqu'à atteindre un état de constance.

Les journaux titrèrent, au lendemain du massacre : Un déséquilibré abat sa femme et ses enfants ; les services de police n'ont encore aucune idée du mobile précis : accès de folie, vengeance, jalousie ? La seule déclaration du suspect s’est limitée à : « Mes yeux pleurent, ils m'ont sauvé, mes yeux pleurent. »


Pierre Savalli

Illustration : Chaïm Soutine, Maternité.