jeudi 21 mars 2013

Testres






A travers quelques errances et mouvements browniens en zone urbaine, la triste condition du mâle solitaire en milieu froid. Et il se trouve que le mâle est fumeur. Un texte d'Erwan Briant qui est notre invité du jeudi. 


Il écrasa sa cigarette avec douceur, comme s'il voulait éteindre chaque particule enflammée une à une. L'attente de la prochaine allait être longue, comme d'habitude. L'espace-temps entre deux cigarettes, pour un fumeur, est un espace de lucidité mentale presque inhumaine, surtout la nuit, mais il se réduisait pour lui à un non-temps, un vide, un trou noir.

Il sortit son paquet, marqué des fameux messages anti-tabac, "Fumer tue", "Fumer entraine une mort lente et douloureuse".
Lente et douloureuse, cela l'enthousiasmait. Il souhaitait mourir lentement, le douloureux en option. A vrai dire, il s'en foutait. Mais la mort brutale, qui vous tombe sur la gueule un beau jour de mai lui semblait intolérable. La vie se coupait, le film s'arrêtait à son paroxysme, ou bien l'intrigue n’était pas encore connue. Cela le faisait vomir. Son film devait avoir un développement logique, avec toutes ses phases, bien distinctes, que le monde des biaisés puisse le suivre avec entendement.

Il s'alluma une cigarette. Une cigarette perdant sa fraise est une mort brutale, si ce n'est qu'on peut la rallumer. Le briquet humain n'a pas encore été inventé. La mort interrompt définitivement la vie : cette phrase, un enfant serait capable de la comprendre, mais un adulte a beaucoup plus de mal. Il ne va pas "jusqu'au filtre". La mort, chers croyants, est une cigarette tombant dans une flaque, un triste jour de novembre.

Van Morrison jouait le fond sonore, « The Back Room ». Avec une cigarette, ça vous donne toujours l'air d'un cow-boy, même dans un 21m2 en plein 3ème arrondissement, rue de Sevigné. Le musée Carnavalet était sûrement l'un des pires de la ville. L'histoire de Paris fut certes passionnante, Lutèce, la Commune, la Révolution, les travaux haussmanniens... Mais après tout, qui s'y intéresse réellement, "jusqu’au filtre" ? Bien sûr les vieilles Parisiennes, anciennes fonctionnaires d'ambassade, secrétaires de ministres, se pavanaient dans les musées. C'était le grand train, et ce train, à 80 ans, elles le prenaient avec aisance, courant du matin au soir : un café avec une vieille connaissance, une visite chez le médecin, un restaurant avec une ancienne collègue, un saut chez le notaire pour régler les détails du testament, un apéritif dînatoire précédé d'un concert de classique à l'ambassade ukrainienne... Il n'aurait pas pu suivre ce train, la trentaine approchant. Duel de générations ou affrontement de classes ? Quoi qu’il en soit, pendant que les provinciales tricotaient ou jouaient au tarot, les old ladies de la capitale hantaient les théâtres et les brasseries.

Enfin, il s'en foutait. La télévision proclamait la future star planétaire du football. Ça aussi il s'en foutait. La vie parisienne l'ennuyait vraiment. Des amis, il en avait très peu, voire aucun, il ne s'en rappelait pas vraiment. Ses échanges humains se résumaient à un SMS à sa mère, chaque soir, à un bonsoir à sa voisine... Le gérant du tabac près de l’Hôtel de Ville était, à peu de choses près, l'humain avec qui il avait le plus de discussions.

Il pensait à arrêter, il avait toujours pensé à arrêter, depuis sa première cigarette. Il se trouvait alors à Londres et tout s'était enchaîné à une vitesse folle, sa première cigarette, sa première fille, son premier rail. Il avait abandonné la coke, désespéré les femmes, mais s'accrochait à la Marlboro rouge. C'était une époque bénie. Des instantanés lui revenaient, alors qu'il commençait à fumer le filtre. Cette fille notamment, traits imparfaits, cheveux longs et mal coiffés, mais dont le charme était surnaturel. Ses yeux n'étaient ni bleus ni verts. Il l'avait évidemment aimée, si l'on peut dire ça. Si l'on peut encore parler d'amour. Il écrasa sa cigarette fermement, la fumée s'interrompit sèchement.

L'amour, il ne savait pas s'il l'avait vécu. Comment le savoir sans avoir le moyen de comparer? Comment savoir ? Il n'avait vécu que très peu "en couple", en couple formel pour être précis. Il voulait être libre. Il avait eu un certain succès. A l'époque, son style décalé faisait craquer les filles. Il n'y pensait que rarement. Cette époque était révolue. Il ne voulait plus conquérir. Il ne voulait plus rien. Il n’avait plus que de futiles intérêts. Penché à sa fenêtre, il méditait sur tout. Le ciel était grisâtre, d'un gris pâle et stérilisant. Il ne pleuvait pas. Van Morrison n'éclaircissait pas son esprit. Ce n'était pas une journée à commencer quoi que ce soit. Il retourna se coucher.

Les nuages couraient à travers l'azur. Le vent des grandes villes est le moins supportable. Il amène un air nauséabond qui semble provenir du béton, mais qui est mis en mouvement et qui vous agresse par rafales. Il déambulait sur les quais de Seine, l'eau verte ne parvenait même plus à refléter le ciel, la ville était comme l'humanité, elle se décomposait et perdait de son âme. Cette rivière infestée lui semblait misérable. Elle lui inspirait une sorte de pitié, sentiment inventé par les puissants. La plénitude était si loin. Ce spectacle de marionnettes cachait un vide vertigineux. Il s'accrochait, sentait sa terrible présence, cette présence qui vous ramène sur terre après de beaux moments d'euphorie, cette présence qui vous dégrise, qui vous renvoie à votre poids initial alors que vous voliez, libre et souhaitant la paix dans le monde, le bien universel.

Les faiseurs de bien, il n'y croyait pas. Tout comme à l'existence de Dieu. A la séparation du corps et de l'esprit. Il ne songeait pas une seule seconde qu'une action humaine puisse être désintéressée. C'est le propre de l’homme, un égoïsme qui dépasse la définition même du mot. Un égoïsme permanent, encore plus fort s’il se déguise en son contraire. Altruisme, il n'aimait pas ce mot. Il sonnait tellement faux. Il avait établi une liste de mots insupportables à l'oreille et à la vue. Prêtre était en tête de liste, suivaient démagogie, caritatif ou encore vasectomie et fleur. Il se sentait désespéré. L'objectif de tout homme vivant est de dominer son prochain, même inconsciemment. Il avait de vagues souvenirs d'aide, d'hospitalité… Machination pour mieux réduire l’autre en esclavage ? La pitié n’était pas souhaitable. Il était certain pourtant d'en inspirer à tous.

Il marchait encore, évitant soigneusement de mettre un pied sur les lignes des dalles du trottoir. Il gardait cette habitude de son enfance. Comme une façon de rester "carré" sur l’inégal. Faire les bons choix. Rester dans le carré ou marcher sur la ligne. L'un comme l'autre peut apporter ce que tout homme souhaite, mais le chemin des lignes est plus étroit.

Il rentra chez lui, sortit une Kronenbourg et alluma une cigarette. Il n'aimait pas fumer en marchant, confondre ces deux plaisirs les annulait l'un l'autre. Il se mit à la fenêtre et fuma jusqu'à ce que la nuit tombe, couvrant le monde d'une obscurité qui cachait les vices les plus insondables... Il alla se coucher, prenant soin de fermer ses volets, histoire de ne pas pouvoir deviner l'heure, quand, demain, il ouvrirait les yeux.

Erwan Briant