jeudi 4 avril 2013

Je hais la nostalgie

Antonetti déteste toujours autant la nostalgie. Même traduit (par Marco Biancarelli), il la déteste toujours autant et elle le hante. Rien à faire. Comme nombre d'entre nous.


Ce sentiment est ridicule, oui ridicule le fait de pleurnicher sur le passé, d’avoir l’estomac noué et les larmes aux yeux en pensant à tous ces instants suaves et éculés, tant de rires insouciants, tant de douceurs partagées. Je hais la nostalgie. Je ne me suis jamais plaint de rien, je n’ai jamais eu de regrets, j’ai eu des moments agréables et partagé les rires et les caresses. Mais tout ceci est passé, et point final. Je fuis la nostalgie de la même manière qu’il m’a fallu fuir de chez moi. J’ai laissé la terre qui m’a vu naître et puis grandir, je l’ai quittée à l’aube de mes vingt ans et je me suis installé à Paris. J’ai laissé ma terre et les miens sans aucun remords. Je n’étais pas fait pour vivre là-bas, je n’étais pas comme eux. Déjà petit on m’appelait « le délicat ». Souvent malade, plutôt malingre, je n’étais pas un rude, je n’étais pas un dur. La chasse me déplaisait, le foot encore plus, et j’en disais tant et plus alors qu’ils m’espéraient taiseux, comme un agneau. Les taiseux c’était eux, dans cette maison de pierres et de terre argileuse, cette sombre maisonnette, inconfortable, chargée de l’ombre des ancêtres qui vous observaient sévèrement, accrochés aux murs de chaque pièce.

Moi je me sentais étouffer. Cet univers était bien trop petit pour moi, je ne voulais pas vivre au milieu du bétail, je ne voulais pas mettre mes pas dans la merde des brebis. Et les brebis aussi me dégoutaient, ces saloperies qui vont en bande. Et les hommes-mêmes suivaient la bande, le patriarche qui décidait pour les autres, et la vie relevait pour chaque chose d’une mise en commun, quand je me voulais individualiste. Je désirais jouir de la vie comme bon me semblait, sans avoir de comptes à rendre, sans être jugé par le reste du troupeau. Donc je suis parti. Et je suis tout de suite tombé amoureux de Paris, de ses bâtiments magnifiques, de cette liberté de n’être connu de personne, de ses plaisirs infinis. Desquels je me suis repu à satiété, je n’étais plus « le délicat », j’étais libre. Et je ne suis jamais plus retourné chez moi. Je n’y avais plus ma place.

Je me suis réveillé dans un bain de sueur, la bouche pâteuse. Pour la première fois en vingt-cinq ans, je me suis vu là-bas, dans notre maisonnette, face à la cheminée, et le vieux à mes côtés. Nous n’avons pas échangé le moindre mot. Comme autrefois. Je voudrais me lever et fumer une cigarette et lutter contre ce spleen, mais il m’est interdit de fumer. Et depuis quelques jours, mes jambes refusent de me porter. Je ferme les yeux et je laisse mon esprit vagabonder.
Une odeur identifiable me revient, cette puanteur du fumier de brebis qui me semble si douce ; j’entends les chiens qui aboient, les agneaux qui bêlent. Je me sens tellement bien, et je m’endors.

« Mais oui, on va vous donner vos cachets, ne vous impatientez pas ».

C’est ce que me répond cette infirmière grasse à la peau blanche, lorsque je lui demande à boire. Depuis quelque temps, je ne parle plus que corse, il n’y a plus de français dans ma mémoire. Elle fait comme si de rien n’était, elle ne cherche pas à en connaître la raison, et ni même à comprendre ce que je peux bien raconter. Si au moins je pouvais me lever, je lui ferais ravaler son indifférence à coups de pieds au cul, à cette pétasse mal foutue. Si elle ne peut plus me comprendre, et si je parle seulement le corse, c’est à cause de cette morphine qu’elle m’a injectée dans les veines tous les matins, c’est sa faute et elle s’en fout, la compassion elle ne sait pas ce que c’est. Je la regarde qui s’éloigne, fini son turbin. Elle est totalement contrefaite. Les femmes d’ici sont contrefaites, leur peau est sans saveur. Je me souviens de la peau de Laura. Parfumée à l’abricot. Nous avions seize ans, nous nous retrouvions au coucher du soleil sur les coteaux, et je m’enivrais de sa bouche, de ses caresses, je jouissais de chaque recoin de sa peau dorée. Je me souviens de ses larmes lorsque je suis parti. Je me souviens à quel point je l’aimais, et je pleure.

La douleur me réveille. Je ne peux plus poser mes membres sur le matelas. Le cancer ronge chaque parcelle de mon corps. Je hurle mais personne ne vient. Je voudrais la voir arriver comme autrefois, lorsque j’étais malade, allongé dans le vieux lit en noyer. Je voudrais la voir approcher et me demander, avec sa voix inquiète : « Qu’est-ce que tu as, mon enfant ? ». La porte s’ouvre, mais ça n’est pas elle, c’est toujours la grosse vache… Et qui ne me demande rien. Elle change juste la dose de morphine, qui me semble un peu plus puissante. Le produit s’écoule tout doucement dans mes veines et me ramène chez moi. Mon être n’y retournera jamais, ou seulement entre quatre planches, même pas en châtaignier, mais mon esprit y est, lui, grâce à la morphine.

Je marche le fusil à l’épaule, j’ai quatorze ans, et je suis le vieux pour aller en poste, et je parle, trop. Il m’engueule. L’odeur du maquis recouvert de rosée m’enveloppe dans sa cape.

Je hais la nostalgie, et pourtant elle m’accompagne, à l’instant de rendre mon dernier souffle.

Joseph Antonetti

Illustration : brebis dans le Connemara (Diane Egault)