jeudi 31 janvier 2013

L’enfant-sirène


C'est l'histoire étrange d'un Léviathan qui s'échoue et que l'on met à mort. C'est l'histoire aussi d'un enfant énigmatique, dont les membres sont soudés et qui rêve de vitesse... C'est une nouvelle et c'est Dominique Giudicelli qui nous la propose, pour une deuxième contribution du jeudi. C'est Praxis Negra, toujours, qui clôture là son premier mois.

La coupure de presse, découpée dans le journal local et mise sous verre, est datée de juillet 1957. « Un rorqual abattu par un chasseur sur une plage du Cap ! » Le titre surmonte la photo d’une baleine échouée sur laquelle un chasseur prend la pose, le pied et la crosse sur l’animal ; à l’arrière-plan, la plage et un cabanon.
Le journaliste relate l’événement avec enthousiasme : apercevant une masse sombre qu’il prend pour un calmar géant, le plaisancier s’empare de ses jumelles et découvre, stupéfait, un cétacé échoué sur un ban d’algues ! Il saisit son fusil et se rue sur les rochers qui avancent comme un ponton dans la mer. Le rorqual dérive lentement vers la côte. L’eau n’est plus très profonde, le rorqual souffle bruyamment, il suffoque dans cette eau trop chaude et trop rare. Une vague un peu plus forte le dépose devant le cabanon, sur la plage où il semble avoir choisi de mourir. L’asphyxie est lente, le rorqual mugit sourdement. Le chasseur prend pitié : une détonation ; une gerbe d’eau rougie. Autour de la dépouille baigneurs et villageois s’assemblent, répétant, stupéfaits, que de mémoire d’hommes, on n’avait jamais vu cela…

L’article rédigé d’après les récits des badauds et du chasseur n’en dit pas plus. Ce qu’il advint ensuite, personne n’en fut témoin.
En pulsations lentes, le sang jaillissait du rorqual et nappait les galets. L’arête d’un rocher avait tranché la peau blanche de son ventre, ajoutant un sillon rouge aux rainures de sa gorge. Avec son sang, son âme s’écoulait. L’esprit de la baleine montait au-dessus de la plage, virant, voltant, cherchant où déverser la vie qui jusqu’alors enflait son corps et s‘exhalait en chants lancinants. Au milieu des hommes, près du grand ventre strié, un enfant-sirène se trémoussait d’impatience. Il aurait voulu lui aussi escalader la montagne de chair ; mais ses jambes mortes liées ensemble ondoyaient comme une queue et fouettaient le sable derrière lui.

Dans un violent élan de douceur, l’esprit du rorqual fondit sur l’enfant…


Sanglé à plat ventre sur un chariot, face à la baie vitrée, l’enfant attend que le vent d’Est soulève le voilage sur un pan de ciel mosellan. Les secondes s’égrènent, entassant les minutes et les heures d’un nouveau jour de néant. Pas de mots, pas de sons, pas d’images. Rien. L’ennui interminable de journées entières allongé sur le ventre, la nuque raide, l’estomac écrasé sous le poids des côtes, le cul à l’air pour que sèchent les escarres. Ici, on soigne ces plaies à grandes lampées de sang chaud, à jeun, chaque matin ; le corps s’indigne, et malgré la sangle qui le comprime, vomit à longs jets bruns l’immonde remède. L’enfant-sirène endure sa chair fossilisée, dans une solitude que seule une infirmière vient rompre par ses  soins : une sonde toutes les trois heures pour garder les draps propres, un repas toutes les quatre heures, et un suppo chaque jour pour vider tout ça …
Tous les soirs, l’enfant trace sur le mur un bâton, un par jour et un septième pour barrer les six précédents ; au matin, il s’éveille et les secondes reprennent leur chute lente, entassant les minutes et les heures d’un nouveau jour de néant. Pas de sons, pas d’images. Rien. Le dégoût de journées interminables passées sur le ventre à attendre le jour suivant.

Durant ses heures immobiles, les yeux grands ouverts dans le gris d’un jour incertain, l’enfant convoque  la lumière et le vent. Aux commandes d’une Chevrolet rouge, le volant d’acajou bien en main, il fait vrombir le moteur et résonner le klaxon. Il passe la première, s’élance… Se ravise : non, pas rouge ; aujourd’hui le bolide est jaune comme un soleil. L’Américaine bondit sur la route ; elle file, négocie les virages, crisse sur les gravillons au ras du ravin. L’enfant se saoule de vitesse, le souffle coupé. Il arrive au col, ralentit. De là-haut, on voit la plage ; il tente d’apercevoir son havre, son cabanon. Les yeux au ras de l’eau, les coudes plantés dans le sable, il reste là-bas des heures, à regarder flotter ses jambes dans le lagon. Les vagues montent lui lécher le ventre ; parfois elles lui sautent au visage comme un petit chiot. Il rit. Il y sera bientôt… Il connaît la route par cœur. Une fois, il l’a prise avec son vélocimane motorisée, un engin ramené de la guerre par un oncle amputé. Une épaisse couche de nuages bouchait l’horizon ce jour-là. Au col, l’orage qui menaçait avait éclaté en trombes furieuses; il faisait presque nuit… Un éclair ralluma le ciel. L’enfant tressaille, il est loin de chez lui, il n’a pas prévenu… Et le phare du vélocimane ne marche pas ; le réservoir est vide. Impossible de faire marche arrière, il faut descendre en roue libre jusqu’à la mer et attendre le jour au cabanon. Ensuite son père viendra…
Il a peur, aveuglé par les bourrasques, il manœuvre pour s’engager dans la pente ; l’engin s’ébranle, prend de la vitesse, fonce maintenant sur la route inondée, fendant des rivières de boue, des mares de terre jaune et des amas de pierres arrachées à la montagne ruisselante. Jouant du frein et du guidon, luttant contre les éléments, l’enfant traverse des hameaux déserts dans le jour finissant. Le voici sur la place du village où la pente est moins forte ; l’enfant-sirène actionne avec énergie la pédale à bras. Il mouline de toutes ses forces, passe le pont, et s’engage sous l’arche des chênes verts. À la lueur des éclairs, entre les branches détrempées, il distingue au bout du chemin sa plage. L’engin cahote, verse dans le fossé puant comme un tragone. Les dents serrées sur sa peur, l’enfant s’arrache à la boue qui l’abandonne avec un bruit de succion déçue. Il rampe maintenant, ondule, glacé d’épouvante, à plat ventre sur le chemin défoncé… Deux heures encore dans la nuit détrempée, le ventre en sang, les épaules percées par la pluie. À bout de forces, le portillon… Les mains gourdes, s’agripper, hisser, tirer ses jambes, sanguinolentes, de bois mort ; retomber, ramper, encore, dans les ronces, jusqu’à la fenêtre. La briser, basculer. Enfin dedans, pantelant, échoué.
Soufflant, expirant en pulsations violentes un air raréfié par la terreur, l’enfant suffoque. Son âme s’exhale, s’élève dans la chambre blanche, s’accumule dans les angles, s’empêtre dans les voilages gris, vire et volte et tournoie, et dans un violent élan de douceur, fond à nouveau sur l’enfant.

Dominique Giudicelli

Illustration : Leviathan working, Nicholas Keller.