mardi 8 janvier 2013

Maria-Magdalena





Jean-François Rosecchi entame avec ce conte loufoque et édifiant une série de trois publications autour d'une thématique que l’on reconnaîtra bien vite. S'ensuivra dans les semaines à venir une traduction de l'anglais d'un extrait de Paradise Lost de Milton en langue corse, puis une recension de l'excellent ouvrage de Donald Pollock, Le diable, tout le temps. 








I


 Comme la plupart des représentants de commerce de ce pays – et sans doute de la Terre entière – le petit Claudio s’imaginait que, lorsqu’il entrerait dans sa chambre d’hôtel, il verrait une des femmes de chambre se masturber d’un air coupable, son aspirateur négligemment jeté sur la moquette. Celui-ci procéderait au chantage qu’elle aura envie d’entendre. Elle le prierait à genoux et s’ensuivrait un coït torride et millimétré.  

 Bien entendu, ne l’attendait rien de cela ce soir, à part le crépitement du néon de la salle de bain qu’il avait laissé allumé en partant. A ce moment-là il pensa au Paradis et à la mort. Il fila sous la douche se défaire de cette crasse estivale et en profiter pour raser une barbe qu’il commençait à trouver ridicule. C’est une piste…C’est une piste…marmonna-t-il pour lui-même tout en branchant son rasoir. L’univers d’un représentant de commerce, ayant qui plus est grandi dans la banlieue d’Ostie, pouvait très probablement se calculer en mètres carrés ; nul besoin d’utiliser un ordre de grandeur plus vaste. Et pourtant, Claudio Belgonzo devait se révéler surnaturellement exceptionnel et instigateur d’un nouvel ordre.
 Depuis quelques mois déjà il s’était plongé dans les arcanes des mathématiques probabilistes appliquées à la finance ; espérant trouver un remède à la crise économique qui commençait à s’éterniser en ce début d’été 20XX. Je ne vends rien ! Comment peut-on imaginer que les gens n’aient pas besoin d’un kit de nettoyage pour voiture ou d’une crème à récurer ?

 Son idée, sa créature était une machinerie infaillible puisqu’elle reposait sur des principes anciens. Parce que la crise se prolongeait, le président Obama avait décidé d’autoriser la prostitution ; mais que celle-ci soit pratiquée, bien sûr, dans les limites du droit des Etats. L’Europe avait immédiatement suivi devenant ainsi un gigantesque bordel, un formidable foutoir. Belgonzo fréquentait d’ailleurs assidument le Maria-Magdalena’s ; adresse recommandable mais à la marchandise peu attrayante, au visage crevassé et aux cuisses dégoulinantes. Le seul intérêt est qu’il pouvait s’ébattre avec d’anciennes camarades de classes et même parfois avec des cousines. 

 Ce soir-là, dans la moiteur de ce mois de juillet romain, sous le néon de sa misérable chambre, sur une piteuse chaise pliante et dans l’euphorie la plus déliée, Belgonzo griffonna sur quelques pages la Solution. Les bases de ce qui allait s’appeler le système Belgonzo furent publiées un mois plus tard dans la très sérieuse revue Economical studies éditée par les Presses Universitaires de Cambridge.

 L’idée est simple dans son principe. Il s’agit d’un mixte entre l’ancien système d’échanges universitaires Erasmus et le principe du : costumer does not have to move. Pour donner une assise psychologique à sa proposition, il s’était servi de son bon sens de latin : les hommes aiment à forniquer avec de l’Exotique. Ici, l’exotisme c’est la grande blonde et pâle ; chez les Allemands, la petite brune un peu grasse ; chez le Hollandais, la pilosité légendaire des lusitaniennes est prisée ; chez le Portugais la douceur de porcelaine des filles nordiques. La marchandise bouge, le client lui ne bouge pas et il est possible de tabler sur une demande constante grâce à une politique protectionniste à l’échelle de l’Europe ! Au diable les étroites fesses asiatiques ! Les théories les plus simples sont les plus sublimes et le 20 septembre de l’année suivante, l’Union Européenne s’entendait sur le projet Maria-Magdalena du nom du petit bordel de la Via Appia. De cette manière, en optimisant l’offre, les taxes sur les actes sexuels iraient multiplier par 2 les recettes des Etats qui pourraient ainsi renouer avec des politiques de relance. Belgonzo ne s’en fit jamais une grande gloire, à peine pût-il accepter les invitations à diner et les cérémonies officielles. La misère en ce temps était très grande et les émeutes de la faim monnaie courante mais, très curieusement, la violence n’atteignit pas des sommets  irréversibles. Les Européens n’en étaient sans doute plus capables. Le système Belgonzo mis en place, l’économie mondiale commençait à mieux respirer.

II

 La petite Tiziana Montedivenere s’attirait assez souvent les moqueries de ses camarades de jeu par ses histoires à dormir debout. Elle qui avait pourtant été élevée dans le matérialisme le plus strict, affirmait avoir discouru avec la Vierge à l’angle de  la via del Babuino le 25 décembre 2007. Mis à part ce miraculeux épisode et la tendance de Tiziana à souiller très légèrement ses sous-vêtements, rien d’autre n’est à signaler de particulier chez la jeune fille. « Eprise de voyages et de rencontres » comme n’importe quelle écervelée de son âge, elle s’était portée candidate au départ pour le Maria-Magdalena II (European prostitutes circus). Tandis que sa correspondante Anastasia atterrissait sur le tarmac de l’aéroport de Turin, son train entrait en gare de Varsovie par un matin de printemps. Bien sûr, il est à se demander comment une infamie comme le fait de vendre son corps peut attirer, nonobstant la misère, autant de jeunes filles. Réponse : le patriotisme. Leurs talents remplissaient les caisses des Etats d’où elles provenaient. De plus, on leur promit – et les gouvernements suivants tinrent parole – d’élever dans toutes les villes de plus de 10 000 habitants un monument aux Filles. La misère galopante, la libéralisation des mœurs et la marchandisation totalisante ne pouvaient que favoriser le terrain du système Belgonzo. Tout ce qu’on peut dire c’est que ça fonctionnait et que ça fonctionnait très bien.

 Son premier client fut un étudiant de la faculté de médecine, le second un rôtisseur, le troisième un ancien évêque, le quatrième un métallurgiste, le cinquième un pâtissier, le sixième un poseur de carrelage, le septième un banquier de la City en fuite, le huitième Dragan Issorski. Tu parles anglais ? Comment tu t’appelles au fait ? Tu demandes tout le temps comment les clients s’appellent ? Tu t’intéresses à eux ? Pas forcément mais comme on semble avoir le même âge… Dragan…Ma sœur est en Suisse…Elle est comme toi. Tu crois en la religion ? Bien sûr comme tout le monde. Tu fais quoi comme métier ? Je travaille chez un imprimeur mais mon truc c’est de faire des photos. Tu me prendrais en photo ? Tu sais moi…C’est plutôt les ambiances urbaines, les choses comme ça… Mais ce que j’ai envie de dire c’est que les putes sauveront le système capitaliste et l’économie de marché. Avec les rouges…Mon père me racontait ; on a trop morflé donc faut pas lâcher prise.
Moi je m’appelle Tiziana Montedivenere.

 Ces deux là devaient devenir vraiment copains. Issorski, outre sa passion pour la photo, était un véritable amoureux du Japon. Il reverrait Hokusai, Yoshitoshi, les couleurs franches et toutes ces images du monde flottant. Fréquenter les prostituées poussait son imagination vers les chauds quartiers de Kyoto où certaines filles se faisaient payer des fortunes pour quelques heures de compagnie. Dragan enfila son imperméable, eut un sourire de sympathie envers Tiziana qui le lui rendit au décuple et sortit. Ce n’est qu’après avoir fait quelques pas dans la rue que le patronyme de la jeune fille fut associé au japon et enfin à Hokusai : Montedivenere, Monte di Venere... Des philosophes disent que les idées s’appellent les unes les autres au petit bonheur, by a gentle force. Mais personne dans cette histoire ne croyait au hasard.

III

« Les trente-six vues du mont de Vénus »

 Dragan devint rapidement célèbre grâce à cette exposition. Son modèle également. Berlin, New York, Brême puis Paris. Une telle audace stylistique, une telle variation joueuse autour du sexe féminin, la symbolique du lointain inaccessible ; tout y était pour enchanter les critiques et les snobs du monde entier. « Saupoudrée de sucre-glace », « par un pâle soleil d’automne », « vue à partir du genou gauche », « lavée de tout soupçon ? », etc. Et Tiziana d’égérie du monde de l’art contemporain devint, cinq ans plus tard, animatrice d’une émission culturelle dans laquelle elle passait en revue les nouveautés cinématographiques du moment. C’est alors qu’un soir, en sortant de son appartement, alors qu’elle s’apprêtait à prendre la via del Babuino, précisément à l’angle de cette rue, elle rencontra Claudio Belgonzo dont le système avait fait son temps et que le monde avait peu à peu oublié du fait de la fulgurante reprise économique. Leurs regards se croisèrent de façon asymétrique. Le petit Claudio embrassa en une seule intuition, les yeux noir charbon, les lourdes mamelles et la lumière des cheveux de Tiziana qui, de son côté, ne remarqua qu’une paire d’yeux fatigués posés sur elle. Belgonzo sentit monter en lui une bouffé de courage dont l’origine ne pouvait être attribuée qu’à une intervention surnaturelle.

« Excusez-moi ! Vous ne seriez pas la fille de Piero Belmonti ? »
« Pas du tout ! »

 Comment ils tombèrent amoureux, ceci reste un mystère. Trois ans plus tard naquit de cette union inattendue un être qui devait acquérir une célébrité certaine. En effet, sa venue avait été annoncée par Jean et tout se réalisa.

Mail to : Alessandro Belgonzo
From : Claudio Belgonzo
June 6 20XX

  Mon très cher frère,

la chaleur m’étouffe, elle me dévore…Je ne sais si je pourrais voir la fin de cet été. J’en oublierais même d’être humain et de t’écrire. Non pas pour éveiller ta compassion, c’est impossible, par toi et malgré toi. Ce que j’endure, je crois le mériter et encore la nature a sans doute épargné à mes vieux os de voir ce corps dépérir. Oui, je ne vois presque plus et je dicte ce courrier à la nièce de cette pauvre Tiziana. Il me reste, Dieu seul sait pourquoi, des capacités olfactives ; que je n’ai jamais eues de ma vie. Et tout ce que je peux sentir c’est la mort ; et je peux de dire que cette odeur je l’ai toujours connu ; depuis 25 ans elle est là pour moi et, maintenant, elle est là pour tout le monde. Pourquoi moi ? Pourquoi ce monstre est-il venu au jour ? Que tout cela finisse. Le monde ne s’en relèvera pas. Ce n’est pas que je lui accorde un très grand prix mais j’aime bien les enfants. Même les petits cons, les rejetons de bourgeoises sodomites, ceux qui sont sales, menteurs et cruels. Je crois qu’il n’y en aura jamais plus. Te rappelles-tu cette histoire ? C’était il y a longtemps. Un père, un français avait tenté de fracasser le crâne de sa fille sous le Vittoriano. Cette horreur me hante. Je suis sûr que c’est avec ça que tout a commencé.

Adieu.

Jean-François Rosecchi

Illustration : Il Trionfo della Morte, Palermo, Palazzo Abatellis, circa 1446.